Cognition et lecture numérique

 Numérique et cognition

A l’heure du numérique, les conditions de productions, de traitement et de transmission du savoir sont modifiées. Une société du numérique prend forme, caractérisée par une série d’outils techniques de communication et d’information qui permet notamment de développer de nouvelles pratiques. La technique en est donc le moteur et reconstruit les univers culturels, éducatifs et cognitifs. En effet, le numérique modifie les modes de pensée et offre ainsi de nouvelles entrées dans le savoir. Dans ce contexte, l’individu voit son rapport à la lecture modifié par le support numérique. Celle-ci nécessite de nouvelles compétences notamment cognitives afin qu’il puisse devenir un lecteur compétent et critique.

En prenant appui sur l’œuvre  d’Alain Giffard, directeur du Groupement d’intérêt scientifique Culture & Médias numériques, nous nous demanderons en quoi l’acte de lecture, en terme de processus cognitif, est-il reconfiguré avec le support numérique ?

Dans un premier temps, nous ferons un état des lieux de l’émergence de la lecture numérique. A partir de ce constat, nous mettrons en évidence que la lecture numérique a un impact cognitif sur l’individu. Enfin, nous nous pencherons sur la littératie numérique à mettre en œuvre afin de former de futurs lecteurs numériques critiques et actifs.

La lecture numérique « n’est plus une « simple tendance technique » mais devient une pratique culturelle c’est-à-dire « qu’un milieu humain associé s’ordonne autour d’un nouveau dispositif technique » selon Alain Giffard. Le support numérique introduit notamment des modalités de distraction (développée par une approche en réseaux d’information) associée à une approche culturelle pour Stanislas Dehaene. Le cerveau est plastique et se modifie pour lire en fonction du système d’écriture et du medium comme le souligne Maryanne Wolf « nous sommes ce que nous lisons et ce que nous lisons nous façonne ». On peut en conclure que le cerveau s’adapte en fonction de l’acte de lecture. Ainsi, la lecture en ligne fait appel à des compétences cognitives nouvelles. Par ailleurs, la lecture se décentre : il ne s’agit plus d’un acte privé mais public. Elle peut être enrichie par l’interaction d’une communauté sociale en temps réel. Notamment, Jean Michel Salaün met en évidence que l’économie des documents numériques est centrée sur la forme, sur le texte et le social. Dans une logique de flux d’informations, le document numérique est donc issu d’une construction collective par l’interaction en temps réel des internautes. Or, selon Alain Giffard, à l’heure du numérique, on assiste à une industrialisation de la lecture, produit d’une pratique sociale et technique sans technologies. Le lecteur est situé comme un « opérateur d’ingénierie textuelle » c’est-à-dire qu’il devient assembleur de textes et de programmes informatiques. Ainsi, la lecture est une opération de contrôle surveillant l’efficacité de l’assemblage.

Sur le long terme, la révolution numérique entreprend d’industrialiser la technologie de la lecture impliquant une confrontation du public des lectures numériques avec les industries de l’information. Les changements liés à la lecture numérique sont également liés à l’informatisation des moyens de lecture (matériels, logiciels, interfaces,  » signes passeurs « , formats) et à leur commercialisation selon le modèle économique de Google. Face à ce phénomène, Alain Giffard pointe l’apparition des « lectures industrielles » c’est-à-dire « d’une lecture associant l’information statistique à l’enregistrement des opérations de lecture qui constitue la technologie de l’industrialisation de la lecture ». Dans ce contexte, il préconise une politique industrielle des technologies de l’esprit comme condition pour le passage d’une économie orientée consommation, aujourd’hui en crise de manière profonde et durable, à une économie de la contribution.

Le développement du numérique, l’échange par réseaux et la mondialisation modifient les pratiques et les représentations des individus dans la société du numérique. Selon, Pierre Lévy, la société de l’information impacte sur la connaissance. Il existe une nouvelle économie cognitive d’internet : la connaissance totale est ouverte. De plus, on est dans un contexte d’infopollutions, décrit par Eric Sutter, comme étant la surabondance, les abus publicitaires, la désinformation et la contamination. Ce phénomène impacte sur le processus cognitif de l’individu qui n’est finalement informé de rien. Dans ce cadre, le savoir échangé est une autre manière de connaître. On assiste à un processus collectif de désindividualisation et à une transformation des modes de lecture. Par ailleurs, Pierre Lévy met en évidence que le numérique développe notre cognition, la mémoire et les capacités d’imagination. Selon lui, l’homme devient augmenté puisque les outils numériques sont associés au prolongement du cerveau. Le cyberespace permet la création par les hommes d’une intelligence collective et le développement de pratiques liées à de nouvelles formes d’organisation de la pensée, modélisée par Pierre Lévy comme un « arbre de la connaissance ». Cette redéfinition des modalités de lecture et de l’accès au savoir a un impact cognitif sur l’individu. Les caractéristiques cognitives de la lecture numérique ne sont pas les mêmes que celle de la lecture sur supporté imprimé (lecture profonde). La lecture numérique s’exprime par le conflit de différentes attentions (attention orientée texte et attention orientée medium) et de différentes cultures. En effet, l’imprimé est associé à une culture classique tandis que le numérique est caractérisé par une culture industrielle selon Alain Giffard. Cette multiplication d’éléments engendre une baisse des performances de lecture qui se définit comme étant« la faiblesse du savoir lire classique, la passivité ou l’inter-activité caractéristiques de la «culture de l’écran» (Olivier Donnat), l’absence d’une véritable culture numérique, et finalement une lecture numérique sans savoir lire. ». Le cerveau n’est pas pré-disposé à lire sur écran. Tout le monde peut apprendre à lire de manière hyper connectée puisque chaque cerveau utilise des circuits différents. La cohérence culturelle conditionne le cerveau dans l’acte de lecture. Il est donc nécessaire de mettre en œuvre des apprentissages pour que les individus puissent se forger une culture numérique à travers un cerveau social et une intelligence collective.

Alain Giffard met en évidence l’absence du rôle direct d’une puissance publique dans l’institution du lecteur numérique. Elle a une vision étroite de « l’alphabétisation numérique » et ne développe pas de « savoir-lire numérique ». Or, le système éducatif français a pour objectifs de former de futurs citoyens capables de contribuer au développement de la communauté sociale et de s’y épanouir individuellement. Avec l’apparition du numérique, de nouvelles formes de cultures et de sociétés émergent. Dans le contexte de la société de l’information et du numérique, les espaces informationnels sont ouverts et construits collectivement en réseau par l’interaction en temps réel des internautes. Pour s’y intégrer et y prospérer en tant que citoyen du numérique, l’individu doit acquérir des compétences à la fois techniques, réflexives et cognitives en matière de lecture numérique. Consciente de ce changement de paradigme, l’institution scolaire vise à éduquer « au » et « par » le numérique afin de favoriser l’autonomie et la prise de décision réfléchie chez les individus dans cet environnement évolutif. Pour Alain Giffard, il est nécessaire de mettre en place « une formation à « l’art de la lecture numérique » afin d’être, dans l’exercice de lecture numérique autonome et critique à l’égard de la technologie existante. ». Il est donc indispensable de développer des compétences translittératiques chez les élèves qui s’expriment à travers l’éducation à et la culture des médias, de l’information et de l’info-documentation. En plus des compétences techniques nécessaires pour la maîtrise de l’information, il est indispensable de mettre en œuvre une formation à la culture informationnelle pour que l’élève soit capable d’avoir un réflexion critique par rapport à l’information disponible. Selon Sue Thomas, l’élève doit être capable de « lire, écrire, interagir sur une variété de supports de communication allant des plateformes numériques aux réseaux sociaux »10. Il s’agit à la fois de développer une culture de l’information (savoir identifier son besoin d’information, le rechercher, le traiter, l’évaluer et le réexploiter avec une dimension critique), une culture numérique ( savoir protéger ses données personnelles, connaissances autour de la présence, identité numérique, e-réputation, utiliser les outils du web 2.0 pour acquérir une culture du partage, de l’échange d’informations), une culture médiatique (fonctionnement des différents médias, les producteurs d’information et leurs rôle dans la sphère médiatique, question des supports médiatiques, des groupes de presse) avec une perspective éthique et une capacité de raisonnement.

Pour conclure, on peut dire que, à l’heure du numérique, l’acte de lecture est reconfiguré dans sa dimension sociale, culturelle et cognitive. La lecture numérique fonctionnant à partir d’un système de réseaux et d’hyperconnexions nécessite le développement d’un cerveau social et collectif dans un contexte pluri-culturel. Non pré-disposé naturellement à un système de lecture, l’individu doit être éduqué et formé pour qu’il puisse devenir un lecteur numérique critique et compétent dans cette « nouvelle civilisation de la mémoire » selon l’acception d’Alain Giffard.


Webographie

– GIFFARD, Alain. Lire-les pratiques culturelles du numérique. [en ligne] France : Alain Giffard, 2013. <http://alaingiffard.blogs.com/> Consulté le 14/04/1

– DEHAENE, Stanislas. Apprendre à lire. France : Odile Jacob, 2011.

– GUILLAUD, Hubert. Notre cerveau à l’heure des nouvelles lectures [en ligne]. France : InternetActu, 2013.<http://www.internetactu.net/2013/01/04/notre-cerveau-a-lheure-des-nouvelles-lectures/> Consulté le 14/04/14
– SALAUN, Jean-Michel. Vu, lu, su. France : La découverte, 2012.
– LEVY, Pierre. Cyberculture. Ed. Jacob, 1997.
– SUTTER, Eric. « Pour une écologie de l’information ». Documentaliste-Sciences de l’information, 1998.

– THOMAS, Sue et al. « Transliteracy: Crossing divides », First Monday, 2007, p. 2. < http://www.uic.edu/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/view/2060/1908> Consulté le 14/04/14

@lecoindoc